— Eh, je ne le pense pas, Monsieur ! dit Franz : Elle est trop jeunette pour une diseuse et trop proprette pour mendier. Oui lui donnerait un sol à la voir attifurée comme elle est ?

— Me vas-tu dire que c’est une personne de condition ?

— Non plus, Monsieur. Elle est seulette et non masquée. Et elle a marché jusqu’ici à pied et en galoches, lesquelles elle a laissées devant l’office à l’entrant. Toutefois, elle s’est frotté à du très beau monde, cela se voit. Elle parle joliment et, si vous la recevez, Monsieur, vous serez content de ses façons.

Franz dut dire ceci avec un retour sur lui-même, s’étant frotté lui aussi aux Grands, ayant été dans l’emploi de la Duchesse de Montpensier avant de venir en le nôtre après la prise de Paris.

— Eh bien ! Fais-la monter, Franz, nous verrons bien !

Je la reconnus dès que j’eus jeté l’œil sur elle. Ah ! Bassompierre ! Gentil Bassompierre ! pensai-je, tu triches ! Et pour me faire gagner !

— Philippote ! dis-je en me levant dès que Franz eut fermé l’huis derrière elle, Philippote, M’amie, comment t’en va après notre trop courte entrevue en l’église de Saint-André-des-Arts ?

— Je vous demande mille pardons, Monsieur le Chevalier, dit la fille avec une fort gracieuse révérence, je ne suis pas Philippote. Mais sa sœur Louison.

— Tu n’es pas Philippote ? dis-je n’en croyant ni mes oreilles ni mes yeux.

— Non, Monsieur. Il est vrai que je lui ressemble, ayant comme elle le teint clair, le cheveu blond et le nez retroussé, mais je n’ai pas, moi, les yeux vairons. Ils sont bleus.

— C’est ma fé vrai ! dis-je en m’approchant d’elle afin de la mieux considérer. Mais du moins est-ce Monsieur de Bassompierre qui t’envoie à moi, Louison ?

Elle ouvrit tout grands à cette question ses yeux azuréens.

— Mais que nenni, Monsieur ! dit-elle, j’ai vu Monsieur de Bassompierre deux fois dans ma vie, alors qu’il dînait chez Monsieur le Connétable, vu que j’étais alors dans l’emploi de Madame la Duchesse d’Angoulême, mais je ne lui ai jamais parlé.

— Mais qui donc alors t’a envoyé à moi ?

— Mais Philippote, Monsieur, pour vous servir.

— M’amie, dis-je avec un sourire, où aurais-tu vu Philippote sinon chez Monsieur de Bassompierre ?

— Mais elle n’y était plus quand je l’ai vue, Monsieur, mais à la cour, à Fontainebleau, chez Madame la Princesse de Condé qui l’avait reprise à son service !

— Quoi ! Malgré que Monsieur le Prince l’eût renvoyée ?

— Madame la Princesse a menacé Monsieur le Prince de se jeter par la fenêtre s’il ne lui rendait pas sa chambrière et il a cédé.

— Se serait-elle jetée ?

— Non, Monsieur. Mais Monsieur le Prince l’a cru, ne connaissant guère les femmes.

Ceci fut dit avec un petit brillement de son œil bleu qui me donna à penser que la caillette ne faillait pas en finesse.

— Et toi, Louison, qu’allais-tu faire à Fontainebleau ?

— Crier secours à Philippote vu que Madame la Duchesse d’Angoulême venait de me désoccuper.

— Quel méfait avais-tu donc commis ?

— Excusez-moi, Monsieur, dit Louison joliment, mais le méfait n’était pas de mon fait. Avec Madame la Duchesse d’Angoulême, tout un chacun recevait plus de soufflets que de caresses. Et dans les derniers temps, il lui prenait fantaisie, quand elle était à sa toilette, de me pincer jusqu’au sang pour un oui pour un non. À la fin, je me suis plainte. Elle a trouvé mes plaintes bien impertinentes et m’a chassée.

— Testebleu ! Que douce est donc la Duchesse ! Et c’est alors, si je comprends bien, que tu fus à Fontainebleau demander à Philippote de te trouver un emploi.

— Et qu’elle m’a parlé de vous, Monsieur le Chevalier.

— Comment savait-elle mon nom ?

— Le gentilhomme qui l’espionnait en l’église de Saint-André-des-Arts vous a nommé à Monsieur le Prince devant elle.

— Et mon adresse ?

— Elle l’a demandée au page qui, à Fontainebleau, servait de messager entre Sa Majesté et la Princesse.

— Et qui s’appelait ?

— Romorantin, pour vous servir. Monsieur.

Romorantin ! Mon amirable et aourable muguet qui n’aimait ni les « d » ni les « o » ! Assurément, il savait où je gîtais en Paris, m’ayant porté, par deux fois, des messages du Roi… Les réponses si claires et si franches de Louison ne me laissaient plus de doute. Tout s’enchaînait à la perfection en cette affaire et Bassompierre n’y était pour rien.

Je me sentis fort troublé, le cœur me battant à rompre et, me reculant quelque peu de Louison, je dus m’asseoir sur ma table, mes jambes ne me portant plus. Pour éviter que Louison ne les vît trembler, je serrai avec force ma main gauche dans ma main droite et sentis alors la bague de la fée blesser ma paume par les vives arêtes de ses pierreries. Il me sembla qu’elle me brûlait.

— D’où vient, poursuivis-je au hasard, car le silence, en se prolongeant, me devenait gênant, que Madame la Princesse soit si fort attachée à Philippote ?

— Oh, Monsieur, il n’y a pas mystère ! Outre que Philippote coiffe et frisotte la Princesse à la perfection, elle a, en outre, une langue de miel. Elle lui répète du matin au soir qu’il n’y a rien de plus beau au monde que sa personne et qu’elle sera reine de France. Et de reste, elle le pense, l’ayant vue nue et la trouvant si bien faite que c’est une merveille à laquelle il n’y a rien à reprendre. Philippote dit que si le Roi, qui adore la Princesse tout habillée, la pouvait voir en sa natureté, il se mettrait à croupetons devant elle pour lui baiser les pieds.

— Ah ! Louison ! dis-je, troublé, comme tu dis cela ! N’aimerais-tu pas être à sa place ?

— Si fait ! dit-elle, mais pour mon fait, il ne serait pas nécessaire de me lécher si bas !

Ce petit trait partit tout à trac et sans quelle y vît malice. Mais à la réflexion, elle fut prise de vergogne, la rougeur envahit son front, ses joues, son cou mollet et le haut de ses tétins. Toutefois, ne me voyant pas sourciller, bien au rebours, elle me fit un sourire connivent et ondula de la tête aux pieds comme si elle était habitée par un petit serpent. Tentée ou tentatrice, je ne saurais dire, je n’en étais plus à faire cette distinction. Ce fut chez moi une décision prise en un éclair. Je décidai d’aider ce tendre piège de chair à se refermer sur moi et, ma bague se peut me donnant plus d’assurance que je n’en aurais eu sans elle, je m’avançai vers Louison et lui prenant sans mot dire une de ses menottes, je la serrai entre mes mains brûlantes – dans lesquelles elle me parut se fondre, tant elle était petite et douce.

— Ha ! Monsieur ! dit-elle, vous êtes bien tel que ma sœur vous a décrit à moi.

— Et comment m’a-t-elle décrit à toi ? dis-je, goûtant fort ce possessif.

— Comme un jeune gentilhomme fort aimable et qui aime à donner le bel œil aux filles.

— Et cela te déplaît ?

— Non, Monsieur, pas quand on est fait comme vous l’êtes !

Je fus ravi qu’elle fît vers moi plus de la moitié du chemin et quand je parlai de nouveau, ce fut d’une voix qui me venait du fond de la gorge et que j’avais quelque mal à articuler.

— Louison, dis-je, revenons à nos moutons. Je ne peux t’engager ferme avant le retour de mon père.

— Oui, Monsieur.

— Il décidera après t’avoir vue, mais, pour ma part, j’aime fort tes façons et je plaiderai ta cause avec chaleur.

— Oui, Monsieur.

— Et, il fixera aussi tes gages.

— Oui, Monsieur.

— Est-ce que ce petit balluchon à tes pieds contient toutes tes possessions terrestres ?

— Oui, Monsieur.

— Dans ce cas, en attendant le retour de mon père, veux-tu prendre chambrette en ce logis ?

— Oui, Monsieur.

J’avais tout dit de ce qu’il y avait à dire : je me tus et lâchai sa main. J’eusse pourtant écouté avec délices ses « oui, Monsieur » jusqu’à la fin des siècles, tant la douceur de ses acquiescements me résonnait dans le cœur.

Me voyant transi et muet, Louison dit, parlant à voix basse comme si elle ne voulait pas me réveiller :

— Et que fais-je maintenant, Monsieur ?

— Tu vas trouver le majordome pour qu’il te loge céans.

— Oui, Monsieur.

En prononçant ces derniers mots en un murmure, Louison me fit une plongeante révérence qui me donna fort à voir et se relevant avec grâce, elle me bailla un autre demi-sourire, et pour faire bonne mesure, un autre petit brillement de son œil bleu. Après quoi, ramassant son petit balluchon, elle sortit.

Il était temps qu’elle quittât la pièce : je serais tombé, je crois.

 

*

* *

 

Si fraîches qu’elles m’apparurent après l’aridité de mon « veuvage », j’ai quelque peu balancé avant d’évoquer ici « les roses de ma vie », alors qu’étaient en jeu en France et hors de France de si grands intérêts, lesquels pouvaient, en se choquant, embraser l’Univers. Mais après tout, je ne comptais pas encore dix-huit ans, mes études m’occupaient tout entier, je n’avais pas, de reste, à répondre à d’autres obligations que celles auxquelles un gentilhomme de mon âge est soumis. Et un illustre exemple se présentait à moi à point nommé pour excuser, sinon pour absoudre, la frivolité qu’on eût pu reprocher à mes propos, puisqu’il me présentait l’image d’un grand homme, à qui Dieu avait confié un royaume et qui, sans avoir l’excuse de la jeunesse, ni celle d’un amour du gentil sesso qui jetait son premier feu, ne craignait pas, au milieu des terribles dangers qu’il allait affronter, de faire de sa vie deux parts : l’une vouée aux grandes affaires dont il avait la charge et qu’il ménageait avec une habileté consommée, et l’autre consacrée à ses amours, qu’il poursuivait avec une outrance, une imprudence, une naïveté, et, j’oserais dire, une puérilité qui laissaient pantois ceux qui l’aimaient. Avec quelle stupeur mon père avait appris que Condé ayant de nouveau ôté la Princesse de la cour et l’ayant reléguée dans l’une de ses maisons, Henri était allé jusqu’à se déguiser en valet de chien, avec un emplâtre sur l’œil, afin de pouvoir l’approcher !

Ce fut un risible et pathétique échec : il la vit, mais ne put l’approcher. Condé, outré, enleva de nouveau sa femme, et l’alla clôturer plus loin encore au château de Muret, près de Soissons.

Le Roi le convoqua au Louvre ainsi que la Princesse. Condé vint, mais il vint seul. « Je vais vous démarier ! » cria le Roi très à la fureur. « Rien ne me contenterait davantage, dit Condé, mais tant que la Princesse portera mon nom, elle ne sortira pas de ma maison. »

Le Roi ne se connaissait plus. Condé se retira en hâte, courut se plaindre à Sully et, en termes voilés, menaça de quitter le royaume. Ces menaces ne furent faites qu’à seule fin qu’elles fussent répétées et elles le furent dans l’heure, tant elles effrayèrent Sully. Le premier prince du sang, s’il franchissait une frontière, où pourrait-il se mettre à l’abri de la colère d’Henri ? – où, sinon dans les mains du roi d’Espagne, qui ferait de lui un outil contre le roi de France ?

Sully conseilla au Roi d’embastiller incontinent le Prince. « Voilà bien encore de vos fantaisies ! grommela le Roi. Quelle apparence y a-t-il qu’il s’en aille, lui qui ne peut vivre sans mon aide ? » Il ne vint pas à l’esprit du Roi, plongé en ses folies, que l’Espagne, si elle estimait Condé utile à ses desseins, pourrait prendre le relais de ses pensions.

Le péril n’était pourtant que trop réel. Le premier prince du sang, que son rang plaçait immédiatement après le Roi, était un personnage de grande conséquence dans l’État et qui – comme autrefois le Duc de Guise – pourrait prendre la tête d’une rébellion intérieure qui serait, pour l’Espagne, une aide des plus précieuses dans la guerre qui se préparait. Ce fut alors que, pour la première fois, mon père et moi eûmes le sentiment que cette intrigue avec la Princesse pouvait véritablement déboucher sur une affaire d’État.

Pierre de l’Estoile, qui vint dîner avec nous par une froidure trop vive, nous apporta un autre sujet de préoccupation.

Notre ami nous parut bien vieilli, et tout déconsolé de l’être, courbé, cassé, la lippe amère, tout ensemble paillard et moralisateur, grand dénonciateur, en bon gaulois, des abus du temps, mais en même temps, fort curieux de ces abus mêmes et promenant partout, comme un chat, ses moustaches sensibles et ses yeux épiants. Il nous apprit le décès en couches de la jeune Baronne de Saint-Luc, la « beauté touchante » qui avait eu la gentillesse de m’accorder une danse lors du bal de la Duchesse de Guise. Elle était la sœur cadette de Bassompierre et il fut au désespoir de sa disparition, nourrissant pour elle, depuis l’enfance, la plus tendre amour. À cette occasion, j’allai le visiter en son hôtel avec mon père, et je trouvai un monde de différences entre le pâtiment muet dont il était saisi et la douleur rhétorique qu’il avait manifestée quand Charlotte de Montmorency l’avait quitté « sur un haussement d’épaules ».

Cette mort lui ayant fait penser à la sienne, qu’il croyait proche, étant âgé de soixante-trois ans, Pierre de l’Estoile répéta d’un air funèbre son propos coutumier : « Il était si fort travaillé de ses péchés qu’il redoutait de mourir à la mort et craignait de vivre à la vie. »

— De reste, ajouta-t-il, je ne serais pas fâché de quitter ce monde d’iniquités où d’aucuns, réclamant bien haut la mort de leurs frères au nom du Dieu de pardon et d’amour, travaillent à nous replonger dans nos guerres civiles.

— Mon ami, dit mon père, tenez-vous pour sûr qu’il y ait à s’teure, contre les huguenots, une recrudescence des persécutions ?

— Assurément. Les prêtres ne peuvent pas supporter que le Roi s’allie à des États protestants pour faire la guerre à des États catholiques : l’intérêt de l’Église leur cache à plein l’intérêt du royaume. En conséquence, les criailleries des prêchaillons se multiplient et plus elles deviennent stridentes, plus elles agitent les fidèles et, parmi ceux-ci, en premier lieu les cervelles faibles, folles et fanatiques. En voulez-vous un exemple ? Le Comte de Saint-Pol, qui se croit tout-puissant à Caumont, parce que c’est sa ville et qu’il est le cousin du Roi[58], vient de chasser les protestants de leur temple, a occupé ledit temple, mis en morceaux la chaire du ministre et fait de ce lieu du culte une écurie pour ses chevaux. À Orléans, les messieurs du Parlement, l’évêque n’y étant que trop consentant, ont donné l’ordre au prévôt des maréchaux[59] de déterrer une demoiselle de la religion réformée, parce que, selon eux, on l’avait inhumée trop près des catholiques… Quant au cardinal de Sourdis, il multiplie à Bordeaux les exactions contre la religion réformée, fait battre comme plâtre des huguenots, qu’ils soient ministres ou gentilshommes, et lui aussi viole les sépultures.

— Sans doute cela ne laisse pas d’être fort inquiétant pour la paix civile, dit mon père. Toutefois ce ne sont là que des excès dus, comme vous avez si bien dit, à de faibles cervelles. Il est bien connu que le Comte de Saint-Pol a l’esprit aussi bouché que les oreilles. Quant au cardinal de Sourdis, il a les méninges si déréglées qu’on n’a pas craint de dire de lui en cour de justice qu’au lieu de la calotte rouge du cardinal, on devrait lui mettre sur le chef le chapeau vert des fous.

— Toutefois, reprit Pierre de l’Estoile, ces fols, quand ils sont en autorité, peuvent mettre toute une province à feu et à sang. À Orléans, deux cents gentilshommes huguenots étaient déjà montés à cheval pour empêcher le prévôt des maréchaux de déterrer la huguenote dont les os menaçaient de souiller la glèbe catholique. Et si le Roi n’avait pas envoyé, à la dernière minute, des troupes pour empêcher la rencontre, un certain nombre de combattants, tant protestants que catholiques, auraient rejoint ce jour-là sous terre l’infortunée demoiselle. La haine est une folie contagieuse. Et plus les mensonges qu’elle inspire sont énormes, plus ils ont de la chance d’être crus. Le sermon savant qu’un père jésuite va prononcer en chaire va trouver un prolongement insidieux dans les fables grossières dont les sacristains se chargent de nourrir les oreilles du peuple. Mes chambrières et valets croient dur comme fer que les huguenots, à Noël, vont se livrer à Paris à une grande Saint-Barthélemy des catholiques.

— Nos gens le croient aussi, dit mon père. J’ai arrêté céans la propagation de cette fable inepte, mais la fable elle-même couve toujours dans les esprits et continue de les empoisonner.

— Quant à moi, dit La Surie, ce qui m’afflige le plus, c’est qu’on n’ait jamais si mal parlé du Roi, que ce soit dans les chaumières, les boutiques ou les hôtels de la noblesse.

— Mais à cela, dit Pierre de l’Estoile qui, tout soudain se souvint qu’il était un bourgeois étoffé de Paris, s’il y a de mauvaises raisons, il y en a aussi de bonnes. Et parmi celles-ci, outre la paillardise de sa vie privée, je nommerais la principale : afin de racler des pécunes pour sa guerre future, le trésor de la Bastille ne lui suffisant pas, le Roi multiplie les édits et ces édits pèsent lourd, très lourd sur les marchands et les rentiers.

De cette même cloche, j’eus un écho vibrant, dès le lendemain, quand Toinon vint derechef nous visiter.

Mon père et La Surie n’étaient point au logis. Et ma sieste étant juste achevée, Louison retournée en sa chambre, je remettais haut-de-chausses et pourpoint quand Franz toqua à mon huis et me dit qu’à défaut de mon père, Toinon me voulait voir, l’affaire étant urgente.

Au premier regard, j’entendis bien sur quel pied elle s’allait tenir avec moi, car elle était toute révérence et réserve et me donnait du « Monsieur le Chevalier » à chaque phrase, me glaçant par son respect. D’évidence, bien révolus étaient les temps où elle m’appelait « mon beau mignon » en ocoucoulant sa tête dans le creux de mon épaule.

Sot que je suis, j’en eus d’abord le cœur serré. Mais me réfléchissant qu’elle montrait là plus de sagesse que moi, je me résignai à vider mon cœur et mon corps de leurs plus chères remembrances et à regarder Toinon d’un autre œil, si je pouvais.

— Monsieur le Chevalier, dit-elle après qu’à ma prière elle se fut assise, j’eusse voulu donner un million de mercis à Monsieur le Marquis pour avoir pris langue à mon sujet avec Monsieur le lieutenant civil, car son intervention fit merveille. Monsieur le lieutenant civil fit dégorger le bassin à ses commissaires et me rendit le montant de l’amende.

— J’en suis fort aise pour toi, Toinon, dis-je d’une voix ferme et je ne faillirai pas à transmettre tes mercis à mon père.

Mais trouvant que j’avais mis, se peut, un peu trop de froideur dans cette phrase, j’ajoutai plus doucement :

— Te voilà contente, j’imagine ?

— Hélas, Monsieur le Chevalier, dit-elle en secouant sa jolie tête, quand notre bourse se remplit d’un côté, elle se vide de l’autre. C’est tout juste l’histoire de ce tonneau dont vous m’aviez parlé du temps où je vivais céans.

Sur ce « céans », il me sembla que, sans le vouloir, elle battit un peu du cil, mais cela se fit si vite que je doutai, après coup, avoir discerné ce battement.

— Monsieur le Chevalier, reprit-elle, vous avez sans doute ouï parler de tous les édits dont le Roi, à s’teure, nous accable, lesquels sont mauvais en eux-mêmes et plus mauvais encore en leur application, car le Roi, pour avoir ses argents tout de gob, les afferme à des partisans, lesquels nous plument ensuite comme volailles. Mais le pire, Monsieur le Chevalier, le pire, c’est que le Roi s’est mis en tête de décrier les monnaies du royaume…

— Les décrier ? dis-je en haussant le sourcil. Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Comment, Monsieur le Chevalier ? dit Toinon, surprise de se trouver en l’occurrence plus savante que moi, vous ne le savez pas ? Décrier les monnaies, c’est leur donner un nouveau pied, c’est-à-dire les affaiblir. Si l’écu d’or au soleil de France qui vaut ce jour soixante-cinq sols est rabaissé à cinquante-cinq sols, nous perdrons dix sols par écu. Et c’est une grandissime perte pour ceux qui ont de l’argent dans leurs coffres ! Ah ! Monsieur le Chevalier ! reprit-elle en s’animant. C’est pitié que de ruiner ainsi d’un coup de plume l’honnête artisan qui travaille à son four dès potron-minet ! Qu’adviendra-t-il de nous, si la guerre nous dévaste ? Où sera en allée la poule au pot tous les dimanches ? Le père de mon Mérilhou, pendant le siège de Paris, en était réduit à ronger les os de son dernier canard, et pas une livre de farine pour se faire son propre pain ! Si le Roi ne nous donne rien, au moins qu’il ne nous ôte rien ! C’est trop nous mettre sus, à la fin !

Ce disant, les larmes lui coulaient sur les joues, et sans que son visage grimaçât le moindre, la désolation s’y peignait si fort que mon cœur se serra de pitié et que je dus résister à l’envie de la prendre dans mes bras pour la consoler. Mais cette impulsion me venait de nos douceurs anciennes. Et je le sentis bien, l’heure n’était plus à ces tendresses-là. Et sans bouger le moindre, je la considérais en silence, tâchant de lui faire entendre, par mon seul regard ce que ma brassée lui eût dit beaucoup mieux.

Elle reprit plus vite que je ne l’aurais pensé la capitainerie de son âme et tirant un mouchoir de sa manche, elle s’en tamponna les joues. Ce qu’elle fit comme elle faisait tout : avec grâce. C’est vrai que « nièce » chez Bassompierre et « soubrette » chez nous, elle avait toujours vécu au-dessus de sa condition. Mais n’ayant jamais été, comme Louison, la chambrière d’une haute dame, il lui avait fallu se passer de modèle, et ces petites élégances, elle avait dû les tirer de son propre fonds.

Cependant, je ne laissai pas d’être étonné que ni mon père ni La Surie ne m’eussent touché mot de cet édit des monnaies qui devait les atteindre aussi, leurs coffres, à ce que j’imaginais, étant loin d’être vides.

— Toinon, dis-je, quand je la vis quelque peu remise de son émeuvement, ce décriement de l’écu est-il ce jour d’hui chose faite ?

— Nenni, Monsieur, pas encore ! Dieu merci, le Parlement a refusé d’enregistrer l’édit, mais c’est tout justement la lutte du pot de terre contre le pot de fer. Si le Roi s’obstine, il l’emportera et le Parlement devra céder. Ah ! Monsieur le Chevalier, cette guerre où le Roi nous veut jeter ne nous vaut rien qui vaille ! C’est la ruine du commerce !

— Mais point de tout commerce, Toinon, dis-je vivement, et sûrement pas du tien. On mangera toujours du pain.

— À condition d’avoir du blé, Monsieur. Vous savez comme moi qu’en temps de guerre, le blé se raréfie et qu’en outre, le populaire est si assoté qu’il s’en prend toujours au boulanger de la disette dont il pâtit.

À cela je ne dis rien, le fait n’étant que trop avéré, le père de Mérilhou ayant été tué pendant le siège de Paris, et sa boutique, éventrée par les émeutiers sans qu’ils y pussent trouver une poignée de farine.

— Mais, qu’y pouvons-nous faire ? dis-je au bout d’un moment.

— Nous, rien, assurément, dit Toinon, mais vous peut-être, Monsieur le Chevalier.

— Moi, Toinon ? dis-je, béant.

— J’ai ouï dire. Monsieur le Chevalier, que vous aviez le privilège de voir le Roi, de lui parler au bec à bec, vu que vous lui faites la lecture et qu’il vous aime prou, vous appelant son « petit cousin » !

— Mais, Toinon, où as-tu pris cela ? dis-je, stupide d’étonnement.

— Madame la Duchesse de Guise l’a dit devant Mariette et celle-ci, glorieuse comme elle l’est de vous, ne s’est pas fait faute de me le répéter.

Maudite langue de Mariette ! Mais que penser de Madame de Guise, assez peu prudente pour se vanter à portée d’ouïe de nos gens de la faveur de son filleul ?

— Mais Toinon, dis-je, crois-tu que j’oserais critiquer à sa face les monnaies du Roi ? Ce serait bien de l’impertinence ! Et il me rirait au nez !

— Cela dépend, Monsieur le Chevalier, de la façon de l’approcher. Si vous lui dites que le commerce de Paris est grandement effrayé pour ce qu’il redoute sa ruine, le Roi n’étant pas impiteux, cela le touchera peut-être. De grâce, Monsieur le Chevalier, touchez-lui mot !

— J’y vais songer, dis-je en me levant et demander, de prime, l’avis de mon père et, s’il n’y est pas opposé, je le ferai.

Elle me fit là-dessus de grands mercis et une gracieuse révérence, mais au moment de me quitter, et la main déjà sur la poignée de l’huis, elle se retourna et me dit, baissant la voix et sa langue touchant à peine les mots, comme si elle mettait entre parenthèses ce qu’elle allait dire :

— On me dit, Monsieur, que vous avez une nouvelle soubrette…

— En effet, dis-je sur le même ton.

— Et en êtes-vous content, Monsieur ? reprit-elle après un silence.

— Je le suis, mais je ne t’ai pas pour autant oubliée, si c’est là ce que tu veux savoir.

— Je vous remercie de me le dire, dit-elle avec gravité.

Et elle s’en fut.

Dès que mon père fut de retour, je lui contai cet entretien et, son clair visage se rembrunissant, il me dit :

— Comment donner tort à Toinon ? Cet édit sur les monnaies, personne n’en veut dans le royaume. Il est injuste, pernicieux, onéreux au peuple et ruineux pour tous.

— Pour vos coffres aussi, Monsieur mon père ?

— S’il ne s’agissait que d’eux ! Mais les sommes que j’ai confiées à mon honnête Juif pour qu’il leur donne du ventre vont maigrir d’autant. Et aussi mes loyers de ville et mes fermages des champs. Pour ceux-ci, par bonheur, j’en ai peu, ménageant mes terres moi-même avec mes gens et il se peut que la guerre venant, mes blés renchérissent, ce qui sera compensation, mais petite et incertaine, vu les difficultés et les dangers qu’il y aura à les transporter.

— Et mon bon oncle de La Surie ? dis-je.

— Votre bon oncle de La Surie, dit La Surie en entrant dans la salle, subira le même prédicament, mais à moindre échelle. Toutefois ne vous effrayez pas, mon beau neveu, nous ne sommes pas encore réduits à aller pêcher des bûches chez nos voisins !

Cette allusion à notre petite couseuse de soie ne fut guère du goût de mon père et le voyant sourciller, je changeai de sujet.

— Monsieur mon père, dis-je, pensez-vous que je doive approcher le Roi, comme me le demande Toinon ?

La question était heureuse, puisqu’elle le fit rire.

— Toinon, dit-il, toute futée qu’elle soit et adroite boutiquière, est naïve de croire que votre démarche y pourrait rien changer ! D’autant qu’elle fut faite déjà. Et par quelqu’un, à qui son âge, son caractère et ses services donnaient infiniment plus de poids que vous n’en pourriez avoir !

— Et par qui donc ? dit La Surie.

— Le Maréchal d’Ornano.

— Ah ! dis-je, je m’en ressouviens, vous me l’avez montré lors du mariage du Duc de Vendôme ! C’est ce gentilhomme vieil et le cheveu neigeux, mais si noir de sourcil et de peau qu’on le croirait maure !

— D’Ornano est un Corse, et plus vaillant et fidèle soldat, vous n’en pourrez trouver. Il a servi Henri II, Charles IX, Henri III et notre Henri avec une adamantine loyauté et seul en la cour il a osé parler au Roi à la franche marguerite, lui représentant comment, du fait des édits qu’on lui mettait sus, le peuple endurait beaucoup et n’en pouvait plus. « Sire, a-t-il osé dire, vous n’êtes plus aimé de votre peuple, telle est la vérité ! On n’a jamais autant médit et détracté d’Henri III qu’à s’teure de Votre Majesté. Et je craindrais fort, à la parfin, un désespoir et une révolte. »

— Et que dit le Roi ?

— Le Roi se mit de prime très en colère mais, ayant réfléchi quelque peu là-dessus, il remercia d’Ornano, lui donna une forte brassée, le caressa, et le loua devant toute la cour de sa franchise.

— Et, dis-je, tint-il compte de sa remontrance ?

— Assez peu. Toutefois, il révoqua les édits les plus méchants.

— Et l’édit des monnaies ?

— Celui-là, par malheur, il n’est pas près de le retirer, tant Sully et lui-même paraissent y tenir.

 

*

* *

 

Bassompierre fut fort discret au sujet de notre gageure et comme de mon côté, je n’en pipai mot à personne, mon père l’eût ignorée jusqu’à la fin des temps si Mariette, à la longue, ne lui en eut touché mot. Il ne laissa pas, alors, de me questionner et je lui fis le conte qu’on a lu.

— Ah bien ! dit-il en me jetant un regard pénétrant, croyez-vous qu’il y eût là magie ?

— Je le crois et le décrois, dis-je, quelque peu vergogné de m’avouer crédule.

— Fi donc ! dit mon père en riant, décroyez-le tout à plein !

Et dites-vous que le hasard, qui fait parfois si mal les choses, les fait parfois assez bien. Observez, je vous prie, l’enchaînement des faits : vous voyez Philippote cinq minutes en l’église Saint-André-des-Arts. Vous lui donnez le bel œil. Fille se souvient de ces rencontres. Et sa sœur étant désoccupée, elle vous l’envoie. Où est le miracle ? Je ne vois là que coïncidence.

— Toutefois, Monsieur mon père, Bassompierre croit à la vertu de la bague et à sa fée allemande.

— Il y croit, parce qu’il est joueur et que le hasard est son dieu. Il y croit aussi, parce que la légende est pour lui flatteuse et qu’il la conte avec esprit. Il y croit enfin pour ancrer dans l’esprit des dames de la cour son irrésistibilité… Et tant mieux que vous y ayez cru vous-même dans le chaud du moment, puisque la bague vous a donné l’audace de prendre tout de gob la main de Louison.

— Jour du ciel ! Comment savez-vous cela ?

— Louison l’a dit à Mariette. Mariette me l’a répété.

— Et qu’est-ce que Louison a pensé de cette effronterie ?

— Que voulez-vous qu’elle en pensât ? Les femmes pardonnent toutes les audaces à un homme dès lors qu’il leur plaît.

La fin novembre vit deux événements survenir dont le premier était prévu et aurait dû être estimé heureux, si la cour de France n’avait pas été imbue, depuis deux siècles, d’un préjugé salique : la Reine accoucha en son Louvre d’une fille qui fut prénommée Henriette-Marie et à qui on ne fit pas grand accueil, car le Roi, la Reine, la cour et le peuple eussent voulu un garçon. Henriette-Marie, sur la seule vue de son sexe, ne parut pas valoir la grosse cloche du Louvre, ni la poudre d’un seul coup de canon, ni un seul feu de joie sur les places publiques, ni la plus mesquine fête de cour et la sage-femme fut bien punie d’avoir osé mettre au monde une pisseuse : on ne lui donna pas les huit mille écus qu’elle avait reçus pour chacun des frères de la pauvrette. Henriette devenue femme, on eût pu croire que le destin allait lui sourire enfin, puisqu’elle maria le Prince de Galles et, peu après, devint reine. Mais elle perdit roi et trône en 1649, quand son mari, le roi Charles Ier, périt sur l’échafaud.

Le surlendemain de cette naissance, en début d’après-midi, le Roi me manda au Louvre et, s’étant enfermé au bec à bec avec moi en un petit cabinet, me dicta une lettre à Jacques Ier d’Angleterre, à charge pour moi de la traduire en anglais. Cette missive, où – ce n’est aujourd’hui un secret pour personne – le Roi demandait à Jacques de le soutenir en hommes et en pécunes dans la grande guerre que notre Henri préparait contre les Habsbourg d’Autriche et les Habsbourg d’Espagne, était rédigée dans les termes les plus aimables, mais avant que de me la dicter, le Roi soulagea oralement sa bile contre le souverain anglais dont on lui avait rapporté, le concernant, de fort méchants propos.

— Sais-tu, mon petit cousin, ce que ce gros balourd a osé dire de moi ? : « Ce n’est pas amour, mais vilenie de vouloir débaucher la femme d’autrui. » Ventre Saint-Gris ! Ce malitorne[60], qui n’a pas même la puissance de débaucher sa propre femme, est bien avisé de me faire la morale ! Sa mère, après avoir laissé assassiner son mari, épousa l’assassin ! Quand je veux une leçon de morale, je me confesse au père Cotton et n’ai que faire des homélies de ce Godon ! Pourquoi diantre souris-tu, mon petit cousin ?

— Pour ce que, Sire, vous dites « Godon » comme Jeanne d’Arc pour désigner un Anglais. Or Jacques Ier n’est pas Anglais, mais Écossais.

— Bien le sais-je, mais depuis qu’il a assis son gros cul sur le trône d’Angleterre, ce lourdaud a contracté l’antique manie anglaise de ne penser qu’à soi ! Il a été bien aise que j’envoie des troupes pour aider les vaillants Hollandais à repousser l’Espagnol ! L’Espagnol installé en Hollande, ç’eût été la mort de son royaume et bien le savait-il ! Mais maintenant qu’il est sain et sauf dans son île, il ne mouillera pas le petit doigt pour m’aider à défaire les Habsbourg. Tout le contraire ! Il se voudrait ami avec eux, le fol ! Il verra bien !

— Toutefois, vous lui écrivez, Sire.

— En termes amicaux pour lui réclamer soldats et subsides.

— Mais, Sire, il vous les refusera.

— Assurément. Mais il sera trop vergogné d’avoir à me les refuser pour oser me réclamer le million de livres que je lui dois.

Je me pensai, à ouïr ces propos, que pour « l’antique manie de ne penser qu’à soi » le royaume de France n’avait rien à envier au royaume d’Angleterre. Réflexion qui donna à rire à mon père quand je la lui confiai. « En ces affaires, dit-il, Jacques Ier est loin d’être fol : il est prudent. Et bien semblable en cela aux princes allemands, les grands amas d’hommes, de canons et d’argent de notre roi lui donnent furieusement à penser. À aider notre Henri, il craindrait qu’il ne devienne trop fort et que l’appétit lui vienne en mangeant. »

S’étant déchargé la rate dans les termes que je rapportai, Henri me dicta sa lettre, laquelle était d’une courtoisie parfaite, puis m’enfermant dans le cabinet le temps que je la pusse traduire, il me revint délivrer au bout d’une heure et serrant dans son pourpoint les deux textes, le français et l’anglais, il me dit que Bassompierre devait me ramener chez moi, mais qu’il me faudrait patienter une grosse heure, car ils étaient quelques-uns à l’attendre avec lui dans son cabinet pour jouer au reversis. Je lui demandai alors la permission d’employer ce moment à aller visiter Monsieur le Dauphin et, aussitôt acquiesçant, il me confia à un huissier pour me mener en les appartements de son fils.

Comme j’y entrais, je me heurtai presque au Dauphin qui était sur le point d’en sortir. Dès qu’il m’eut reconnu, il rougit de plaisir, me sauta au cou, me baisa sur les deux joues et, se retournant, dit à Monsieur de Souvré :

— Mousseu de Souvré, vous plaît-il que Mousseu de Siorac vienne avec moi voir ma petite sœur ?

J’observai que sa parole avait fait de grands progrès depuis la dernière fois que je l’avais vu. Il prononçait maintenant tous les « r ». Je calculai en mon for qu’il devait avoir huit ans et deux mois et je fus content de ses progrès. Toutefois, il lui arrivait encore de bégayer.

— Bien volontiers, dit Monsieur de Souvré que je saluai incontinent, ainsi que le docteur Héroard qui marchait derrière lui.

J’aperçus aussi le petit La Barge sur ses talons et je ne faillis pas à lui adresser un sourire.

Toutefois, comme on allait se remettre en branle, Louis se brida net et dit :

— Avant d’aller, il faut que je dise adieu à mon chien.

Il courut à lui, le baisa sur le museau et, se reculant, dit gravement en lui faisant un grand salut de son chapeau empanaché :

— Adieu, mon chien.

Puis me jetant un œil, il dit :

— Siorac, vous plaît-il de le baiser aussi ?

Ce que je fis, mais non sans appréhension, car bien que ce fût un petit chien, il ne m’avait jamais vu. Toutefois, à mon approche, il ne broncha pas.

— Vous voyez, Mousseu de Souvré, dit Louis, que Vaillant ne grogne pas contre Mousseu de Siorac.

Il dit cela en raillerie, comme si Vaillant n’avait pas été aussi accueillant avec Monsieur de Souvré. J’eus le sentiment qu’il aimait bien son gouverneur, mais qu’il aimait aussi le taquiner, se peut parce que le bon gentilhomme avait sur lui « la puissance du fouet », dont pourtant il usait peu, à la différence de Madame de Montglat. Le docteur Héroard me dit que chaque fois qu’il était bouleversé, ou simplement troublé par un événement familial, comme par exemple la naissance de sa petite sœur, il demandait à dormir avec Monsieur de Souvré.

Quand il pénétra dans le cabinet où Henriette-Marie reposait, les trois dames qui entouraient le berceau lui firent une révérence si profonde que leurs vertugadins s’arrondirent en corolles sur le parquet. Le Dauphin leur ôta son chapeau et, le tenant au bout de son bras, s’approcha du berceau, prit la main d’Henriette et, se penchant, dit d’une voix douce :

— Riez, riez, petite sœur ! Riez, riez, petite enfant !

Henriette, qui avait encore les yeux clos, eût été bien empêchée de rire, mais sa main rencontrant par hasard l’index droit de son grand frère, elle le serra. Il en fut ravi comme d’une grande marque d’affection et se tournant vers son gouverneur, il lui dit :

— Mousseu de Souvré, voyez, elle me serre la main !

À ce moment, la Marquise de Guercheville entra dans le cabinet, suivie de Mademoiselle de Fonlebon, laquelle, comme chaque fois que je la voyais, me parut fort embellie. Louis échangea avec elle révérences et saluts et dit en rosissant :

— Mademoiselle de Fonlebon, vous plaît-il que je vous baise ?

— Volontiers, Monsieur, dit Mademoiselle de Fonlebon, qui fléchit avec grâce pour se mettre à sa hauteur.

Madame de Guercheville voulut bien se rappeler qui j’étais et me tendit le bout de ses doigts. Quant à Mademoiselle de Fonlebon, elle sourit, s’approcha, m’appela « son cousin » et me tendit sa joue.

— Quoi, Siorac ! s’écria le Dauphin, comme piqué de jalousie, vous baisez Mademoiselle de Fonlebon ? Vous ai-je prié de le faire ?

Cela fit sourire Monsieur de Souvré et le docteur Héroard qui se ressouvenaient de mon adieu au chien.

— Monsieur, dis-je, excusez-moi, mais elle est ma cousine, étant née Caumont comme ma mère.

— Ah ! Cela est différent ! dit le Dauphin.

— Monsieur, lui dit la Marquise de Guercheville, la Reine désire vous voir et je suis céans pour vous ramener chez elle.

La contrariété la plus vive se peignit alors sur le visage de Louis et il y eut chez tous ceux qui étaient là un moment de gêne. Nul n’ignorait qu’il y avait fort peu d’amour entre la Reine et ce fils, par ailleurs si aimant. Je ne sais où j’ai lu que le seul moment où il se sentit proche d’elle fut le moment où elle le porta dans son sein. Tout est dans cette phrase-là. Il n’y a rien à y ajouter.

Le Dauphin parut si dépité qu’on put craindre une de ces scènes où son opiniâtreté provoquait des pleurs, des cris et des grincements de dents. Car une fois qu’il avait dit « non », il se nouait autour de ce « non » et il devenait fort difficile de l’en déloger.

Avec beaucoup d’à-propos, Mademoiselle de Fonlebon s’approcha de lui, fléchit le genou et lui dit doucement :

— Monsieur, vous plait-il de prendre ma main pour aller chez la Reine ? Nous passerons par la galerie des Feuillants.

Cette douceur fit fondre le Dauphin et il inclina la tête sans dire un mot. Toutefois, avant de prendre la main de Mademoiselle de Fonlebon, il voulut me dire adieu, sachant bien que je n’étais là qu’en passant. Monsieur de Souvré suivit le Dauphin et la Marquise de Guercheville qui, pour être une vertu renommée, n’en était pas moins coquette, lui demanda son bras et, à ce que je vis, lui fit mille grâces, lesquelles parurent ébaudir fort le petit La Barge qui fermait la marche et qui, se retournant, m’adressa un sourire connivent. Quant au docteur Héroard, me prenant par le bras, il m’emmena dans sa chambre.

— Mon neveu, dit-il, si vous voulez attendre que Bassompierre ait fini de jouer pour rentrer au logis, vous êtes au hasard d’attendre longtemps et de mourir de faim. Je vais vous garnir d’un petit en-cas pour que patiente votre gaster.

Et il me bailla, sur sa réserve, pain, pâté et verre de vin. Je lui dis mille mercis et fis honneur à sa collation.

Le docteur Héroard me raconta comment, trois ou quatre jours avant la naissance d’Henriette, Louis vit apporter un berceau dans le cabinet qu’on destinait au nouveau-né. Aussitôt, il accommoda lui-même le berceau, mit le matelas et fit le lit. Après quoi il se coucha dedans, son petit chien Vaillant avec lui et commanda qu’on le berçât. Quand Héroard eut fini ce récit, je lui demandai ce qu’il en opinait, trouvant que c’était là un jeu étonnant pour un garçon qui avait passé huit ans. Mais Héroard me fit une réponse évasive, ce qui faisait honneur à sa prudence, mais ne voulait absolument pas dire qu’il n’en pensait rien. Pour moi, la chose me toucha fort, sans que je pusse expliquer pourquoi.

Le page à qui me confia Héroard, quand je pris congé de lui, m’amena par le dédale que l’on sait au cabinet où le Roi était accoutumé à se livrer à sa passion du jeu. C’était une pièce plus grande que son appellation ne le laisserait supposer, éclairée le jour par deux grandes fenêtres devant lesquelles on avait tiré des rideaux de velours cramoisi gansés d’or. Les chandelles des lustres étaient allumées et aussi les bras de lumière qui saillaient du mur et comme la pièce se trouvait sans cheminée, on y avait apporté un brasero qui, en cette soirée de novembre, dispensait une chaleur qui eût été agréable, si elle n’avait pas été prodiguée au détriment de la pureté de l’air. Cependant, à y pénétrer de prime, la pièce, tendue tout entière de tapisseries des Flandres, donnait l’impression d’être douillette assez, étant occupée en outre par une grande table ronde garnie d’un tapis de Turquie dont les chaudes couleurs, surtout par ce temps gris et froid, ne laissaient pas d’être plaisantes. Mais je ne sais si les joueurs, assis autour de la table, avaient tant besoin d’être réchauffés, tant ils jouaient furieusement.

Ils étaient six : le Roi, Bassompierre, le Duc de Guise, le Duc d’Épernon, le Marquis de Créqui, et ne l’aimant pas, j’oserai le citer en dernier, tout prince du sang qu’il fût : le Comte de Soissons qui, ayant fini de cuver dans l’un de ses châteaux sa bouderie fleurdelysée, était revenu la veille au Louvre.

Après m’être génuflexé aux pieds du Roi et lui avoir baisé la main qu’il m’abandonna gracieusement le quart d’une seconde, je saluai chacun des assistants, salut qui fut très diversement rendu : Bassompierre par un large sourire, mon demi-frère Guise par un demi-sourire, le Marquis de Créqui par un signe de tête, le Duc d’Épernon en fermant à demi un œil, et le Comte de Soissons, pas du tout.

D’évidence, la partie était bien loin de toucher à sa fin et je me serais senti fort embarrassé de ma personne, si le Roi ne m’avait dit :

— Joues-tu, Siorac ?

— Il ne joue ni ne gage, dit Bassompierre. C’est une âme pure.

— Si c’est une âme pure, dit le Roi avec le dernier sérieux, elle est la seule ici et elle va me porter chance ! Vite, qu’on apporte un tabouret ! À ma droite, céans, pour le Chevalier de Siorac !

Je m’assis, moins flatté que je n’aurais dû l’être, car il me vint à l’esprit que j’allais demeurer immobile et muet sur ce tabouret pendant un temps infini sans rien ouïr d’intéressant et sans rien entendre à ce jeu où je les voyais tous si passionnés, tantôt transportés d’aise et tantôt la crête fort rabattue, selon les coups heureux, ou malheureux, du sort. Mais si peu content que je fusse en mon for, le Roi, lui, rayonnait. Depuis que j’étais là, le petit tas d’écus devant lui avait triplé et il l’attribuait, sans en rire le moindre, à la présence d’une « âme pure » à ses côtés.

Le Chevalier du Gué vint troubler la fête. Il survint hors d’haleine, rouge, tremblant et cria d’une voix bégayante :

— Sire, le Prince de Condé a enlevé la Princesse sa femme ce matin : ils ont quitté Muret sur les quatre heures et se dirigent vers le nord.

Dans le silence qui suivit cette annonce, le Roi se leva, le visage cireux, et si chancelant qu’il dut s’appuyer avec force sur mon épaule pour conserver son équilibre. La face défaite par l’angoisse, il fut un moment avant de pouvoir parler et ce qui me frappa le plus à cet instant, c’est qu’il avait gardé ses cartes en main, lesquelles par un mouvement dont il n’avait sûrement pas conscience, il appuyait sur son pourpoint comme s’il eût voulu qu’on ne vît pas son jeu. Enfin, la parole lui revenant et le sentiment de sa dignité, il remit ses cartes à Bassompierre en lui disant de prendre la suite et de veiller sur son argent. Puis, commandant au Chevalier du Gué de le suivre et toujours appuyé sur mon épaule (de sorte que je n’eus pas d’autre choix que de marcher à son côté), il quitta le cabinet et se dirigea d’un pas hésitant vers la chambre de la Reine.

Le choix de cette retraite me laissa béant, car outre que la Reine, qui avait accouché quatre jours plus tôt, était étendue, dolente et pâle, sous son baldaquin, le Roi ne pouvait imaginer que s’agissant de la Princesse il pourrait trouver chez elle la plus petite once de sympathie pour son désarroi. J’ai souvent pensé depuis ce jour-là à cette démarche insolite d’Henri et la seule raison que j’aie pu lui trouver c’est qu’à cet instant, il avait besoin d’une présence féminine, fût-elle muette, fût-elle même hostile.

Éclairée à dextre et à senestre par de grands chandeliers garnis de bougies parfumées, Marie de Médicis n’était pas étendue, mais soulevée sur de grands oreillers de soie dont la couleur bleu pâle avait été choisie pour mettre en valeur ses abondants cheveux blonds, la seule chose qui fût remarquable en elle, car au sentiment général, mais généralement fort peu exprimé, sauf en privé, les irrégularités de son visage lui refusaient cette beauté qu’à son avènement, les peintres et les poètes de cour avaient à l’envi célébrée. L’expression habituelle de ses traits – rechignée, et pleine de morgue – ne faisait rien pour corriger cette impression. Tout au plus pouvait-on dire en sa faveur qu’elle était grande, saine, robuste, abondante en appas, et à tout coup féconde – ces deux dernières qualités lui ayant valu la considération du Roi, lequel toutefois avait la plus pauvre opinion de son jugement.

Mais il faut bien confesser qu’il ne fallait pas à la Reine beaucoup d’esprit pour entendre ce qui se disait en sa présence entre le Roi et le Chevalier du Gué, puis entre le Roi et Delbène : la poutane avait été enlevée aux petites heures de l’aube par son mari et en toute probabilité, le couple était, à s’teure, proche de la frontière des Pays-Bas.

Le Roi paraissait hors de ses sens. Mais pour Marie, pour peu qu’on se mît à sa place, c’était là une nouvelle qui compensait à merveille la déception d’avoir donné naissance à une fille. Si elle l’eût osé, et si l’état de son ventre l’eût permis, elle eût ri aux éclats. Qu’était la poutane, sinon une misérable petite mijaurée qui par ses grimaces avait conquis l’amour du Roi à seule fin de se faire épouser ? Et comme Sa Sainteté le Pape, avec tous les enfants qu’elle-même avait donnés à son époux, ne consentirait jamais à un divorce, Marie n’avait qu’à puiser dans l’histoire de sa famille paternelle pour savoir ce qui, à la longue, serait advenu d’elle, si Condé n’avait pas mis une frontière entre le Roi et la Princesse. C’était là un miracle et elle s’en souviendrait dans ses prières.

Pendant que le Roi, d’une voix blanche, interrogeait Delbène et le Chevalier du Gué, j’avais profité du fait que la Reine ne faisait pas plus de cas de moi que d’un meuble pour lui jeter quelques petits coups d’œil. Elle ne pipait pas, elle écoutait sans qu’un muscle bougeât dans sa physionomie renfrognée et hautaine. À un moment, je crus l’entendre murmurer entre ses dents : « Che sollievo ![61] » et ce qui me donna à penser que je ne m’étais peut-être pas trompé, c’est qu’à ce moment précis, Delbène, qui était Florentin, tourna les yeux vers elle et la regarda. Ce ne fut qu’un éclair. Delbène détourna la tête. Il avait fort à faire à répondre aux questions angoissées du Roi, lequel le contraignait à ressasser sans cesse le peu d’informations qu’il possédait.

Cette scène se passa dans la dernière confusion, Bassompierre survenant et disant que la partie de cartes par la décision unanime des joueurs avait été interrompue et qu’il rapportait son argent au Roi. Celui-ci, sans lâcher mon épaule, se tournant vers Bassompierre, et le regardant avec des yeux désespérés dit d’une voix sans timbre :

— Bassompierre, mon ami, je suis perdu ! Cet homme a conduit sa femme dans un bois ! Je ne sais si c’est pour la tuer ou pour la conduire hors de France !

— Ce n’est assurément pas pour la tuer, Sire, dit Bassompierre, qui trouvait la supposition insensée et qui, de toute façon, ne pouvait entendre qu’un homme pût faire assez de cas d’une femme pour perdre la raison quand elle s’éloignait de lui.

Et que le Roi l’eût quelque peu perdue, il en fut persuadé quand il l’ouït convoquer son Conseil – à sept heures du soir ! – pour discuter des mesures à prendre. Et ce qui était au surplus fort inhabituel, il lui demanda d’être présent.

Il ne me fit pas, à moi, la même demande, mais je demeurai néanmoins, tant il paraissait tenir à ma présence, soit que ma jeunesse le réconfortât, soit qu’il continuât à me considérer comme son porte-bonheur. Ce qui se jouait là, pourtant, était une partie pour laquelle il n’était sûr ni de ses cartes ni de la façon de les jouer.

Renforcé par les princes, les ducs et pairs et quelques conseillers d’État, le Conseil se réunit dans la salle qui lui était dévolue et où pourtant, en été du moins, il délibérait si peu souvent, le Roi préférant traiter les affaires en marchant dans son jardin, de son pas nerveux et infatigable.

Sa Majesté, qui avait retrouvé quelque peu son sang-froid, exposa les faits avec sa brièveté coutumière et demanda à chacun d’opiner. Ce que chacun fit, non point tant en donnant son avis propre, mais en tâchant de deviner ce que le Roi désirait ouïr. Il me sembla toutefois qu’il y avait des nuances dans ces propos et que Jeannin, conseiller d’État, était celui qui l’emporta par sa netteté et sans doute aussi par sa sincérité, car on ne pouvait soupçonner le président Jeannin de courtisanerie : il s’était élevé, devant le Parlement, contre les édits ruineux et en particulier contre l’édit des monnaies.

Pour Jeannin, il fallait poursuivre le Prince, fût-ce au-delà des frontières, et lui enjoindre de rentrer au royaume. S’il refusait, il fallait inviter le gouvernement des Pays-Bas à ne pas donner asile aux fugitifs.

 

*

* *

 

— Belle lectrice, puis-je vous expliquer céans…

— Monsieur, je vous ois comme à messe, mais une fois ! De grâce, pas de répétition offensante !

— C’est que, Madame, je vous nourris céans de tant de faits…

— Ne craignez rien, ils n’excèdent pas les capacités de ma cervelle, pour peu que vous conserviez ce ton vif et méchant qui est le vôtre.

— Méchant, Madame ?

— Vous ne faillez jamais à dauber sur la Reine.

— Et vous, Madame, à la défendre, si peu défendable quelle soit.

— Ne nous gourmons pas, de grâce ! Poursuivez, Monsieur ! Vous m’alliez parler du gouvernement des Pays-Bas.

— On les appelait, en France, les Archiducs, et ce pluriel était des plus plaisants…

— Pour ce qu’il n’était qu’un ?

— Parce que le second était une femme. Ce gouvernement était, en Europe, le symbole le plus éclatant de la monarchie bicéphale des Habsbourg : l’Archiduc Albert était Autrichien et son épouse, Isabelle, une infante espagnole, fille de Philippe II. Tous deux Habsbourg, elle de la branche aînée et lui, de la branche cadette.

— Avait-elle son mot à dire dans la conduite des affaires ?

— Assurément, étant la demi-sœur de Philippe III d’Espagne. Sans l’armée espagnole et le Marquis de Spinola, l’Archiduc Albert n’aurait pu tenir tête aux Hollandais.

— Et comment étaient de leur personne ces fameux Archiducs ?

— L’Archiduc Albert avait été cardinal-archevêque avant de se défroquer, non par amour, mais par raison d’État, pour régner sur les Pays-Bas. Et son épouse, la Sérénissime Infante Isabelle, avait été élevée à l’Escurial dans l’ombre glaciale de Philippe II…

— Si je vous entends bien…

— Oui, Madame. Ils étaient vertueux, rigides, moroses et furieusement ennuyeux.

— Je gage que la petite Princesse de Condé va pleurer amèrement la joyeuse cour de France. Monsieur, comment se fait-il qu’au Conseil inopiné du Roi, Sully n’ait pas encore opiné ?

— Parce qu’il n’est pas encore là, Madame. Il vient et il vient lentement. Quoique la distance qui sépare le Louvre de l’Arsenal (où il couve ses canons), ou de la Bastille (où il couve ses millions), ne soit pas grande, surtout la nuit en ce Paris désert où, dès que la nuit tombe, les Parisiens, par peur des brigands, se claquemurent. Mais vous connaissez Sully : il est glorieux et paonnant à n’y pas croire et veut se faire attendre de tous, du Roi compris, lequel, quand il arrive, l’accueille froidement assez pour lui rabattre quelque peu sa damnable arrogance. Peine perdue ! Sully savait tout ! Il avait tout prévu ! Et ne vous le laissait jamais oublier ! « Je vous l’avais bien dit, Sire, que Condé, travaillé par les émissaires espagnols, allait quitter le royaume, et qu’il fallait l’embastiller ! Si nous l’avions fait, nous n’en serions pas là ce jour d’hui ! – Ventre Saint-Gris, Rosny ! cria le Roi, tu ne vas pas me corner aux oreilles tes “je vous l’avais bien dit” toute la nuit ! Le vin est tiré. Il faut le boire. Dis-moi ce que, ce jour d’hui, tu proposes. » Soit dit en passant. Madame, permettez-moi de vous faire compliment de votre giòco La Surien sur Sully « opinant » en ce conseil « inopiné »…

— Je vous remercie, Monsieur. Je suis moi-même assez satisfaite de ma petite gentillesse. Je l’ai trouvée sans y penser. Mais poursuivez, de grâce.

— Sully demanda au Roi un peu de temps pour y songer. Le Roi acquiesçant, il se retira pour ce faire dans une embrasure de fenêtre, tourna le dos à demi et plaça devant ses yeux sa large patte.

— Que de façons ! Et on dit que les femmes sont façonnières ! Mon Dieu ! Que d’airs il se donne !

— Toutefois, Madame, quand Sully parla, ce fut pour dire des choses sensées. Mais encore fallut-il les lui arracher du bec. Au bout d’un moment le Roi s’impatientant l’interpella : « Eh bien, Rosny, y avez-vous songé ? – Oui, Sire.

— Et que faut-il faire ? – Rien, Sire. – Comment, rien ! – Oui, Sire, rien. Si vous ne faites rien du tout et montrez de ne vous en pas soucier, on méprisera Condé. Personne ne l’aidera. Non pas même les amis et les serviteurs qu’il a de par-delà les frontières. Et dans trois mois, pressé par la nécessité et du peu de compte qu’on aura fait de lui, vous pourrez ravoir le Prince à la condition que vous voudrez – là où, si vous montrez d’être en peine et d’avoir désir de le ravoir, on le tiendra en considération. Il sera secouru d’argent par ceux d’au-delà et plusieurs, croyant vous faire déplaisir, le conserveront, qui l’eussent laissé là si vous ne vous en fussiez pas soucié. »

« Eh bien ! Belle lectrice qu’en pensez-vous ?

— Avant que de vous répondre, Monsieur, je voudrais question poser.

— De grâce, faites.

— Sully était-il marié ?

— Oui, Madame.

— Heureusement ?

— Non, Madame. Tout aux canons de l’arsenal et au trésor de la Bastille, il délaissait son épouse qui le trompait avec Monsieur de Schomberg, lequel était un des galants de la cour et fort des amis de Monsieur de Bassompierre.

— Je ne puis dire que j’en suis chagrinée. Lui qui avait la crête si haute, la voilà un peu rabattue.

— Nous ne parlions pas de sa crête, mais de son plan, Madame.

— Les deux ne sont pas sans lien. Ledit plan, Monsieur, présentait une faille énorme. Il était excellent contre le Prince, mais il oubliait la Princesse. Et je serais étonnée que le Roi l’accepte.

— Il ne l’accepta pas. Il se rallia au plan périlleux du Président Jeannin, au risque de se casser le nez sur des refus et de se donner des ridicules à la face de la chrétienté.

— Des ridicules ? Mais comment cela ?

— Madame, ne va-t-on pas dire maintenant que ce vieux Ménélas est prêt, pour avoir sa belle Hélène, à déclarer la guerre de Troie…

La Volte des vertugadins
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